RAY (Conte fantastique
pour un monde qui pourrait l'être plus)
La
ruelle sentait la terre.
Pas l'odeur des champs, ni celle, génératrice de vie,
des jardins.
Non. L'odeur des cimetières.
Mais Ray refusa de pousser plus avant son raisonnement. Il était
un scientifique, donnait des conférences, démontait méthodiquement
les théories paranormales.
Il s'avança dans la ruelle sombre et sinueuse, faiblement éclairée.
Un éclairage vaporeux.
Pas une vapeur de brume, logique, provenant de l'humidité de
la terre.
Non. Une vapeur de camouflage, irréelle.
Mais Ray ne vit pas la différence. La vapeur s'explique logiquement,
sans que l'on ait besoin d'y réfléchir. Il s'avança
plus profondément, insensible au froid qui le mordait.
Pas un froid sec venu de l'hiver, purificateur.
Non, un froid visqueux, sournois.
Mais Ray ne savait pas reconnaître ces différences.
Il parcourut encore quelques dizaines de mètres. La ruelle tournait
de plus en plus.
Pas une sinuosité pittoresque, due aux constructeurs.
Non, une sinuosité de grand huit, l'obligeant à marcher
sur les murs, laissant les pavés tantôt à sa droite,
tantôt à sa gauche.
Mais Ray avait une réponse logique à tout. Il vivait là
quelque chose d'inhabituel, soit. Il était tout simplement victime
d'une hallucination.
La brume s'épaissit, devint presque consistante. L'odeur de terre
prenait maintenant à la gorge, étouffante. La sinuosité
du parcours s'accentua, obligeant Ray à marcher la tête
en bas, dans un froid de plus en plus vif. Que faisait-il ici ? Il parvint
tout juste à se poser cette question, sans vraiment chercher
à y répondre. Comme si les brumes ambiantes envahissaient
son cerveau, comme si le froid extérieur paralysait ses pensées,
comme si la sinuosité du trajet embrouillait son raisonnement.
Il n'y eut plus de ruelle. Tout d'un coup. Elle n'avait pas débouché,
ne s'était pas estompée. Non. Tout simplement, elle n'existait
plus.
Ray continua à avancer, en aveugle. De toute façon, il
n'y avait plus rien à voir. L'ambiance était cotonneuse,
ses pieds se posaient sur rien, mais un rien mou, ou plutôt, élastique.
Il eut soudain un sursaut de volonté. Si bref qu'il fut, il lui
permit de réaliser que, pour la première fois de sa vie,
lui, le scientifique, le terre à terre, se heurtait à
un phénomène qu'il ne pouvait pas expliquer, un phénomène
surnaturel. Pour la première fois de sa vie, il se demanda si
des forces cachées existaient vraiment.
Cette prise de conscience faillit lui être fatale, lui causant
un choc psychique terrible. Il plia les genoux, sentit le sol céder
sous son poids. Lentement, très lentement, il partit en avant,
effectuant une roulade en apesanteur. Le mouvement s'accélérant,
il essaya de se remettre debout. La chose lui fut impossible, il n'avait
aucun appui, aucun moyen non plus de différencier le haut du
bas.
Tout au fond, le noir l'attendait.
Pas un noir réparateur, reposant.
Non. Le noir des incertitudes, celui de toutes les peurs.
Cette fois-ci, Ray en avait pleinement conscience. Il savait que ce
noir était négatif, la négation de la vie, le rien
absolu.
Et pour la première fois, il accepta cette perception comme étant
une certitude scientifique.
Le rire qui raisonna alors dans son cerveau lui parut être une
sanction fort naturelle, légitime. Ses pieds touchèrent
enfin du solide. La brume était noire et dans ce néant,
des yeux fluorescents le fixaient sans ciller.
Pas des yeux de fauve.
Non, le regard de l'enfer même.
Soudainement, Ray crut en l'enfer. Non pas comme on croit à un
dogme religieux. Non. Comme l'on croit à un fait établi,
contrôlé, étalonné, catalogué.
Une nouvelle fois, le rire imprima son cerveau. Un rire mauvais, cruel,
chargé de triomphe, aussi. Ray accepta la leçon sans broncher,
comme allant de soi.
A ses pieds, le sol brûlait. Tout autour de lui, les flammes léchaient
son corps , calcinaient ses vêtements. Curieusement, il ne ressentait
aucune brûlure, son être restait glacé. Sa douleur,
toute psychique, le faisait hurler comme une bête. Son cerveau,
peu à peu, se morcelait. Des bribes de souvenirs, remontant à
la surface, formaient dans son esprit comme des images de kaléidoscope,
s'entrechoquant confusément.
Il avait de l'eau jusqu'aux mollets. Il en eut jusqu'aux cuisses, avant
de s'en rendre compte. L'eau était glacée. Ou brûlante.
Il sentait ses jambes en feu, il souffrit d'une morsure l'atteignant
jusqu'au cur de ses os. Mais sa pensée, enfin, se remit
à fonctionner. Des crabes, peu à peu, s'enhardissaient
et le pinçaient cruellement, arrachant des lambeaux de chair.
Le sang refusait de jaillir.
L'eau, à ce moment, arriva à son menton, enserrant sa
poitrine dans un étau d'aiguilles. Il lui était impossible
de bouger, ses pieds étant littéralement collés
au sol. Le liquide s'engouffrait dans sa bouche, atteignit son nez.
Il cracha, encore et encore et cessa finalement de lutter, l'eau avait
envahi ses poumons, il sut ce que voulait dire l'expression souffrir
mille morts.
Presque apaisé, il regarda le train foncer sur lui. Il n'avait
aucune chance de lui échapper. Les crabes avaient fui le danger.
Le train s'appelait Titanic, il était empli de morts qui le regardaient
de leurs orbites noires. Le bolide traversa son corps longuement, l'imprégnant
de toutes les souffrances et de tous les maux de l'humanité.
Il décida enfin de rentrer chez lui. Dans la rue sinueuse, un
homme cagoulé lui barra la route.
" Crois-tu à l'inexpliqué, maintenant ? "
" Je crois que l'homme ne voit que ce qu'il veut bien voir et rejette
au loin tout ce qui lui fait peur. "
" Retiens bien la leçon. L'essentiel ne se regarde pas avec
les yeux. Fuis les préjugés et vis heureux. "
Ray releva la tête. Au bout de la ruelle, une faible lueur clignotait.
Il usa ses dernières forces à l'atteindre. Une vielle
femme passa, regarda cet homme étendu haletant à même
le sol, mouillé, sanglant, hagard, les vêtements en lambeaux.
Un homme s'arrêta, dubitatif. Le jour se levait, les lampadaires
s'éteignirent. Ray ouvrit les yeux, regarda autour de lui et
vit que le monde était beau.
Olivier MUNIN
03/11/1993-04/02/2002